A l’occasion du décès de la réalisatrice Tonie Marshall le 12 mars 2020, j’ai pu revoir Vénus Beauté (Institut), que je n’avais pas vu depuis…. dix-huit ans ? Je me souvenais d’un sentiment global un peu flou : c’est sympa toutes ces femmes, on n’a pas l’habitude de voir des films avec autant de femmes à l’écran, Audrey Tautou flingue sa vie mais ohlalala, quel romantisme entre Nathalie Baye et Samuel Le Bihan.
Vénus Beauté (Institut) en quelques mots, c’est un long-métrage français, sorti le 3 février 1999, qui nous raconte la vie de trois femmes travaillant dans un salon de beauté parisien : leur quotidien entre une patronne pénible, des client.e.s exigeants.e.s, et des histoires d’amour. Les trois personnages principaux sont incarnés par Mathilde Seigner, Audrey Tautou et Nathalie Baye.
Revenons au visionnage de mars 2020. Le principe même du film, toutes ces femmes à l’image, me laisse mitigée sur mon opinion du film.
D’une part, j’aime beaucoup l’idée de consacrer tout un film à un groupe de femmes très différentes, et qui défendent des positionnements radicalement opposés les uns aux autres.
D’autre part, j’ai l’impression que le salon de beauté est trop connoté pour que cela soit positif pour ces femmes d’y travailler. Le salon de beauté, c’est un temple qui est né de l’injonction faite aux femmes d’être belles / épilées / forever young, autrement dit, c’est un peu le patriarcat dans toute sa splendeur qui se cache (plus ou moins discrètement) derrière le salon de beauté. Notre société est telle qu’on laisse imaginer aux femmes qu’aller au salon de beauté, c’est prendre soin d’elles, c’est un moment pour elles. Un moment pour elles, mais pour répondre aux attentes des autres en définitive.
Donc le salon de beauté, c’est une sale invention, mais je reste indécise, car c’est quand même vraiment chouette de parler des femmes qui y travaillent, car qui s’occupe de ces femmes une fois qu’elles ont pris soin de tout le monde ?
Tonie Marshall choisit de s’intéresser à la vie de ces femmes uniquement par le biais de leur vie amoureuse.
Nathalie Baye a un personnage très indépendant, socialement, sexuellement, amoureusement. Elle se jette dans le sexe comme pour se guérir de quelque chose, les mecs sont souvent à usage unique, ou en tous cas que dans des buts performatifs sexuels. Là on se dit “yes pas mal, c’est intéressant !” Nathalie Baye a ce comportement à cause d’une histoire avec un ex, c’est une technique pour se protéger et ne plus retomber amoureuse. Sa relation passée avec cet homme reste floue pendant tout le film. Je vous remet ci-dessous les dialogues :
Une amie de Nathalie : Il t’a fait du mal lui aussi
Nathalie : Oui mais ça ne se voit pas
Autre moment : Nathalie dit qu’elle avait le révolver, qu’il lui a pris et c’est pour ça que le coup est parti.
Même avec les dialogues, il reste une zone d’ombre sur cette partie du scénario, pourtant centrale, car le personnage de Nathalie est dévoré par la culpabilité d’avoir blessé son compagnon.
Le film laisse voir deux possibilités d’interprétation, les deux options que l’on peut imaginer étant toutes deux inquiétantes :
Première option : elle l’a agressé délibérément avec une arme à cause de la jalousie qu’elle éprouvait, auquel cas le schéma de la femme jalouse et armée serait courant, car elles sont deux dans un film d’1h40 (séquence de fin avec la fiancée du personnage de Samuel le Bihan). Le film nous laisserait entendre que les femmes sont souvent “hystériques”, au sens Freudien du terme (1), que lorsque sexualité et jalousie s’entremêlent, elles peuvent prendre des armes et faire n’importe quoi avec, que ce ne sont pas des êtres rationnels. Je ne sais pas vous, mais ce genre de constat rétrograde me donne vraiment l’impression d’être au XIXe siècle, et ça me fait peur qu’on puisse encore raconter ce genre de choses maintenant.
Deuxième option : elle se défendait d’une violence conjugale et l’aurait défiguré pendant l’agression. Elle ne veut plus se remettre avec quelqu’un de peur de se faire battre à nouveau. Tout le film tourne autour de la culpabilité que Nathalie ressent de cet acte, mais s’abstient de soulever le fait qu’elle ait eu à se défendre. Dans cette option-là, le film évite clairement la dénonciation des violences conjugales, ce qui est révoltant, et peut donner à lire un sous-texte aberrant : ne vous défendez pas les filles, vous pouvez faire du mal.
La suite sur Nathalie. Tout à coup, au hasard d’une rupture, le personnage de Nathalie Baye croise un autre mec plus jeune, Samuel le Bihan, qui tombe dingue amoureux d’elle, et il est plus jeune qu’elle de six ou huit ans. Là on se dit “ah ouais ! Un coup de foudre d’un point de vue masculin, et un mec un peu plus jeune, cool ! ”
Ouais ben non. Le brave Samuel va se mettre à stalker Nathalie Baye pour arriver à ses fins, s’incruster lourdement dans sa vie, la forcer à boire un café avec lui pour la gratifier d’une agression sexuelle en lui embrassant / léchant le bras (elle n’a pas l’air du tout d’accord). Il ne met le personnage de Nathalie Baye que dans des situations où il s’impose, notamment en se faisant passer pour un client où il se présente devant elle à moitié nu.
On nous montre donc une relation basée sur le harcèlement d’une femme par un homme, qu’ici ce comportement est louable, c’est même très romantique selon les autres personnages.
Le fait que Samuel le Bihan harcèle cette femme relève de la culture du viol (2), très présente dans la culture pop dont le cinéma fait partie, et ici Vénus Beauté (Institut) est bien loin de la dénoncer car au contraire, on nous dit clairement que c’est ça, une vraie et belle histoire d’amour, et qu’en insistant un peu, on arrive toujours à ses fins.
Ce principe est ancré dans notre société, la preuve étant que la petite fille que j’étais voyait même cela comme un modèle d’histoire romantico-tourmentée. Le travail le plus important aujourd’hui est de déconstruire cela, pour que les enfants puissent se construire sur des modèles d’amour / de relations basées sur le consentement et le respect.
Avant-dernière chose, mention spéciale pour la différence d’âge entre Le Bihan et Baye, qui est beaucoup appuyée dans le film, comme si on était en train de briser un code, et que le film était une petite révolution féministe. Ils n’ont que six ou huit ans d’écart, nous sommes donc bien loin des relations hommes / femmes où l’homme peut être de 30 ans l’aîné de la femme avec qui il est, sans que cela ne choque personne (vous verrez plus loin dans le texte la relation entre le personnage d’Audrey Tautou et le vieux monsieur par exemple). Et le pompon final, avec l’ex amant de Nathalie Baye qui discute du destin de notre Nathalie avec Samuel le Bihan, pour savoir qui va l’avoir à la fin du film, comme deux mecs qui veulent le même gâteau à la pâtisserie du quartier, et s’en sortent en en discutant courtoisement.
Les femmes sont donc bien peu considérées, et a priori n’ont pas beaucoup voix au chapitre quand il s’agit de décider de leur avenir.
Vient ensuite le personnage d’Audrey Tautou. Elle a pour client au salon de beauté un homme de 40 ans son aîné, qui prend rendez-vous juste pour la voir, être proche d’elle, lui parler et lui verser des gros pourboires. Ca vous rappelle un autre métier ? Puis lui fait des cadeaux assez inappropriés dans le rapport client – esthéticienne, jusqu’à ce qu’elle aille chez lui, couche avec lui, et devienne donc sa girlfriend officielle.
Le mec est très vieux, libidineux, hideux, Audrey Tautou est ultra jeune, pleine de fraîcheur, un brin naïve et ravissante. Les collègues d’Audrey Tautou essaient d’abord de la protéger de cette histoire, qui paraît louche à tout le monde, mais une fois qu’on se rend compte qu’Audrey Tautou ne subit pas cette romance et en est actrice, plus personne ne s’oppose.
Alors oui tout à l’air consenti, thanks god, mais ça nous raconte quand même une histoire qui devient difficile à entendre chaque fois un peu plus : c’est NORMAL qu’un homme plus âgé soit avec une fille beaucoup plus jeune, on appelle même ça une histoire d’amour dans ce film, et dans notre société (3). Seulement ce n’est pas une situation d’égal à égal, lui est vieux et fortuné, elle est une toute jeune esthéticienne qui gagne un SMIC en plein Paris. Il ne la séduit pas par sa personnalité, ou leurs points communs, mais surtout par la quantité de cadeaux qu’il lui fait, donc par son patrimoine, porte de sortie d’une vie de galère assez évidente pour le personnage d’Audrey Tautou (4).
Note : les cadeaux étant les bijoux / objets de sa femme décédée, ce qui au-delà d’être glauque nous donne une sensation d’interchangeabilité des femmes dans la vie d’un homme qui est réductrice, et ici mortifère.
Je ne vais pas passer en revue tous les personnages, car il y a encore Mathilde Seigner, qu’on nous présente comme la plus libre des trois employées, mais en même temps un peu désagréable, révoltée, qui n’obéit pas aux ordres, et finit par faire une tentative de suicide. Je vous laisse en tirer les conclusions que vous voulez !
J’espère que vous comprenez un peu plus la tourmente schizophrénique de mon avis sur ce film, entre les intentions que l’on peut projeter sur Vénus Beauté, et la dure réalité des préceptes qu’il présente. Là où il aurait pu dénoncer ne fait qu’asseoir des faits de société tellement affreux, qui plus est avec la caution d’un “film fait par une femme”, et donc de parole que l’on ne peut pas remettre en question. Or s’il y a bien une chose à ne jamais oublier, être une femme et être féministe sont deux choses bien distinctes, et il sera toujours permis de remettre en question de tels propos, venant de quiconque.
Pour finir, fait marquant du film, c’est le seul film réalisé par une femme à avoir reçu le César de la meilleure réalisation et du meilleur film.
Les Césars sont la grande messe de l’entre soi du cinéma français, et les événements récents (Polanski meilleur réalisateur 2020) n’ont fait que confirmer l’aspect pitoyable de cette cérémonie et son académie. Seulement, les Césars restent la “grande” récompense cinématographique nationale, ce qui veut dire que depuis 44 ans (les Césars ont été créés en avril 1976), Tonie Marshall est la seule femme qui selon eux mérite un prix de cette ampleur.
Je vous laisse réfléchir à deux choses :
1 – Pourquoi le seul film réalisé par une femme à recevoir le prix de la meilleure réalisation est un film qui présente des femmes dans un tout petit environnement fait d’épilateurs et de crèmes pour le visage, qui ont des jobs mal payés, pas considérés, et éreintants, et dont le seul but, pour chacune d’entre elles (les trois jeunes employées) est de trouver l’amour ? Est-ce que ce ne serait pas le seul film primé car justement il va bien dans le sens de toute l’idéologie patriarcale de notre société ?
2 – A tous les merveilleux films français que vous avez vus, depuis 1976, réalisés par des femmes, et qui n’ont pas été primés.
Lucie Manzano
(1 ) Un petit récap de la notion d’hystérie chez Freud
Si vous avez le courage, vous pouvez vous pencher sur les différents travaux de Freud, véritables outils de prise de pouvoir sur les femmes à l’usage du patriarcat
(2) La culture du viol, très clairement par Emma
Dans son article figure l’excellente vidéo sur Le Consentement avec une tasse de thé
Car le consentement se pose aussi quand on embrasse quelqu’un, sur la bouche ou sur le bras
(3) L’écart d’âge dans les couples
https://www.franceinter.fr/societe/anatomie-de-la-difference-d-age-dans-les-couples
(4) Le merveilleux podcast des Couilles sur la table sur le patrimoine et sa gestion
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