En fin d’année 2022, j’ai pris une décision importante : j’ai retiré les analytics de mon site. Ce jour-là, je n’ai pas tué le père, mais j’ai certainement porté le coup fatal au marketeur de formation qui traînait encore quelque part dans les couloirs de mon subconscient.
Fondamentalement, ces statistiques des visites me donnaient des chiffres dont je n’avais pas besoin. Elles ne pouvaient qu’orienter et contraindre mon activité d’écriture vers des sujets « vendeurs », optimiser l’organisation de mon site, et peut-être, gonfler un peu mon égo. Un beau jour, j’ai réalisé que je ne voulais pas de contraintes d’écriture. Que je n’avais pas l’intention de changer ou simplifier mon site pour améliorer des indicateurs de performance quelconques. Et surtout, que je devais préserver mon égo de la lutte impitoyable que nous imposent les diktats du clic, réseaux sociaux et logiciels d’analytics en tête. Moins de chiffres. Plus de liberté. Moins de prises de tête. Plus de création. Moins d’analyses. Plus d’intuition.
C’était le premier acte.
Deuxième acte
Il y a quelques semaines, au moment d’aller courir, j’ai trouvé ma montre sportive déchargée. Catastrophe ! J’allais devoir courir sans musique. Pire, sans que mon activité soit dûment comptabilisée. J’y suis quand même allé, mortifié. Et j’ai cogité. Au moment où mon corps recevait son petit shoot de dopamine, je me suis demandé pourquoi j’avais besoin de cette montre, et ses indicateurs, et ses chiffres. Ils faisaient comment avant les coureurs déjà ?
Comme pour les statistiques de mon site, je n’ai jamais rien fait des chiffres enregistrés par ma montre. Même au moment de préparer un marathon, puis un trail. Tout juste ma montre me permettait-elle de vérifier que je courais à la bonne vitesse moyenne. Si je ne faisais rien de ces chiffres, pourquoi enregistrer mes activités ? Pourquoi cette impression d’un manque, ce regret au moment d’aller courir sans ma montre ?
Je crois que cette montre sportive et ses statistiques, nombre d’activités, vitesse moyenne, durée d’effort, etc, est symptomatique d’une époque où la moindre performance se mesure, se calcule, et se compare. Il n’y a qu’à voir l’essor des réseaux sociaux sportifs comme Strava. Certes, la compétition est inhérente à l’activité sportive de haut niveau. Mais qu’en est-il de l’immense majorité des autres sportifs qui achètent, comme je l’ai fait, toujours plus de montres connectées. Certains le font pour se motiver, c’est inéluctable. D’autres le font pour progresser. Je pense néanmoins que la plupart cède à un gadget inutile. Pas besoin d’une montre pour mieux courir. Pour mieux courir, il faut aller courir. Plus souvent, plus longtemps. Faire un peu de fractionné, ok. Si vous faites tout ça, votre montre vous montrera vos progrès. Mais je crois qu’on peut s’accorder sur le fait qu’il n’y a sans doute pas besoin d’une montre connectée pour appliquer des principes aussi simples. Or c’est bien ça que vous apprenez en regardant les statistiques offertes par votre montre. Si vous courez plus souvent et plus longtemps, vous courez mieux. Quelle. découverte. incroyable.
C’était le second acte.
Troisième acte
Il fut un temps encore récent, les statistiques étaient la grande science de l’état, comme dirait danah boyd. Maintenant, on pourrait ajouter qu’elles sont aussi la science des grandes entreprises du big data, GAFAM en tête. Mais c’est à l’échelle individuelle que le développement de la culture des statistiques est le plus frappant, et le plus dérangeant. C’est l’enseignement que je tire des deux expériences personnelles partagées dans cet article. Que ce soit par les statistiques de son site ou de ses comptes de réseaux sociaux (visites, likes, vues, commentaires, engagement, etc.), les performances sportives enregistrées par nos gadgets connectées, ou encore les musiques écoutées sur des plateformes, les livres lus sur d’autres plateformes, tout est enregistré, mesuré, calculé. Et souvent, comparé. Soit par les entreprises dont le modèle économique repose sur ces données. Soit par nous-même.
Tous ces chiffres objectifient la réalité. Mais ce faisant, ils tuent la poésie du monde. Ils transforment chacune de nos actions en geste intéressé. Chaque article publié est une quête d’audience. Chaque partage sur un réseau social est une quête d’engagement. Chaque activité enregistrée est une quête de performance. C’est bête, mais c’est en allant courir sans ma montre que j’ai réalisé mon profond désintérêt pour mes performances. Dès cet instant, la course a arrêté d’être une activité de plus destinée à être enregistrée, et devenait un moment unique, éphémère, et beau. Ce fut un réel moment de poésie. Le pire, c’est que tous ces chiffres nous apprennent bien souvent ce que nous savons déjà. Au lieu de nous aider à vivre mieux, ils nous distraient et ils nous noient. Il suffit de voir la passivité criminelle des décideurs face à l’urgence environnementale, pendant que les rapports du GIEC s’empilent. Trop de données, pas assez d’émotion. Trop de chiffres, pas assez de poésie.
À l’échelle collective, nous avons besoin de chiffres, de statistiques. Ils restent indispensables pour guider l’action publique, et notamment pour contrebalancer la « fait-diversion » de la société. Mais trop de chiffres tuent la poésie du monde. À force de vouloir nous rendre meilleurs pour l’avenir, ils nous rendent sourds et aveugles au présent. Obnubilés par les chiffres qui ponctuent notre existence, nous ne regardons plus autour de nous. Nous ne nous voyons plus. Nous vivons pour le regard des autres, quantifié par d’incessants indicateurs de performances : des likes, des RT, des commentaires, des vues. Nous perdons le plaisir de l’activité désintéressée. Notre vie doit être optimisée et partagée, toujours plus productive, efficace, efficiente, désirable. Pour soi, et surtout pour les autres.
Trop de chiffres tuent la poésie du monde. À titre individuel et collectif, posons-nous la question : à quoi nous servent vraiment ces chiffres ?
Louis