Les accents : pour une libération du jaune et de la rose

Une rose dans un verre de Ricard

© Justine Muller

Demander à quelqu’un d’où vient son accent, même avec la plus grande délicatesse, n’est jamais une bonne idée. Ce genre d’information est personnel et il n’y a pas vraiment de cas de figure où cela peut-être légitime de poser la question. Cette question renvoie forcément la personne au fait qu’elle n’est pas d’un “ici” si on se permet de lui demander. Chacun.e peut raconter son histoire ou non, à son rythme, et avec qui ielle le désire. 

L’accent à petite échelle

Pour ma part, j’ai découvert que j’avais un accent quand je suis allée vivre à Paris. Et pourtant j’étais allée dans d’autres régions en France et en Europe avant ça, mais personne ne me l’avait jamais fait remarquer. Quand on m’a fait savoir que j’avais un accent, j’ai ressenti que je n’étais pas de Paris, que je n’avais pas les codes, ça m’a renvoyé à mes origines rurales. Et non, ce n’est pas une histoire d’extra sensibilité : j’avais 20 ans, je faisais un stage dans une société de production de films à Paris, on devait bricoler un nouveau poste de travail, et j’avais proposé qu’on récupère quelques parpaings pour rehausser le bureau facilement. La personne à qui je proposais ça, une fière parisienne d’une cinquantaine d’années, m’avait hurlé dessus “on n’est pas à Toulouse là hein, à récupérer des parpaings”, le tout en imitant l’accent du Sud, évidemment. Ce moment n’a choqué personne d’autre que moi dans l’entreprise.

Ont suivi d’autres remarques, pas nécessairement aussi agressives et condescendantes. On me faisait remarquer mon accent comme une sorte de folklore mignon “c’est tellement joli quand tu parles, ça rappelle le soleil, on se croirait en vacances”. Ce genre d’échanges avait lieu très souvent dans le cadre du travail, où l’on n’a pas vraiment envie d’être ni mignonne ni folklorique, qui plus est quand on est une fille, jeune, qui vient de l’autre bout de la France.

Cela nous ramène à une chose : il y a une manière de parler “normale”, celle de l’accent parisien ou accent bourgeois parisien 1, et toutes les autres façons de parler le français sont non officielles, des manières de parler que l’on peut questionner, commenter, ou même parfois en reprendre certaines prononciations. Ce pouvoir pris de force par les personnes maîtrisant l’accent parisien concerne aussi les francophones ayant le français pour seconde langue, car comme l’accent parisien est celui valorisé socialement, toute autre forme d’accent se retrouve dans le viseur des matraqueurs du français non parisien. 

Un autre cas pratique, celui d’une amie, sur son lieu de travail. Cette amie est arrivée en France pour ses 14 ans, a suivi ses études et eu tous ses diplômes en France, est totalement trilingue entre sa langue d’origine, le français, et l’anglais. Elle travaille depuis trois ans dans une société où elle est responsable de production. Dans la pratique, cela veut dire qu’elle embauche des personnes, gère des équipes, produit des films, a ses propres clients etc. Une personne avec qui elle travaille se permet pourtant de lui dire régulièrement des phrases du type “c’est marrant comment tu dis ce mot, ce n’est pas la bonne façon” tout en lui riant au nez. Ce genre de propos, dans le cadre du travail, n’est absolument pas légitime, n’a pas lieu d’être, n’est en rien bienveillant. Les effets de ce genre de remarques ne sont que négatifs, la personne se permettant de dire des choses pareilles essaie d’asseoir une forme de supériorité sur l’autre, de la déstabiliser et de la décrédibiliser dans son travail et ses fonctions. Ces remarques ne devraient pas exister, et pourtant elles sont là et toujours dans le même sens. 

L’accent à grande échelle

Cette suprématie de l’accent parisien est réelle, et bien au-delà des microcosmes des PME. Il suffit d’écouter la radio, de regarder un film français, une sitcom française, de regarder la télé ou d’assister à des conférences. Les accents sont rares, et quand ils sont présents, ils sont immédiatement sujets de moqueries, à tous les niveaux. On pense notamment à cette envolée de Jean-Luc Mélenchon contre une journaliste toulousaine, qui imite son accent en toute impunité, et demande à parler à quelqu’un qui “parlerait français”. 2

Cette pratique est discriminante, et peut l’être d’autant plus quand elle est couplée à d’autres types d’oppression : racisme, sexisme, homophobie, transphobie, validisme, âgisme, classisme etc. On peut obtenir des combos sensationnels de discrimination. Le français parisien serait souverain et le seul digne d’être parlé ou écouté, un gage de qualité et d’éducation. Ce serait comme un CV à ciel ouvert, où l’on peut immédiatement identifier la personne comme venant de la Capitale. Si bien que dans les productions de fiction en France, on préfère choisir des comédien.nes qui ont l’accent parisien, et leur demander de jouer avec des accents locaux, plutôt que de choisir des comédien.nes loca.les.ux, qu’on imagine peut-être être moins talentueux.ses. Quelques références mettant en images ce principe sur la quasi-totalité de leurs personnages principaux : Taxi – Luc Besson, Manon des Sources & Jean de Florette – Claude Berri, Demain nous appartient –  Série TF1, Plus belle la vie – Série France 3 etc. Ce qui est une alternative à l’autre cas de figure encore plus sombre, où l’on tourne en région, avec des comédien.ne.s aux accents parisiens, comme si le parler local n’avait jamais existé (la série des Meurtres à, notamment le Meurtres à Albi).

De l’autre côté de l’Océan

Cette normativité a transpiré outre-Atlantique, au Québec (Canada). Jusque dans les années 60, comédien.nes, présentateur.rices de télé ou de radio, toute personne aspirant à une certaine visibilité, se devaient de prendre des cours de français de France, voir même pour celleux qui pouvaient se le permettre, partir vivre en France pendant un temps, afin de pouvoir performer avec l’accent parisien au Québec. Cette façon de parler permit de distinguer facilement les élites, ayant eu accès à ces cours, des classes populaires. L’accent des classes populaires montréalaises de l’époque était appelé le joual, contraction du mot “cheval”, car parler avec l’accent local était considéré alors comme parler comme un cheval 3, et avait donc une réelle connotation péjorative.

Les québécois.es passaient leurs journées à voir / entendre un accent qui était celui de personnes vivant à 5500km d’elleux, et subissaient une violence sociale permanente en allumant leur TV ou en écoutant la radio. Heureusement, les années 60 marquèrent une rupture dans l’omniprésence du parler français parisien dans les médias : la série TV Les belles histoires des pays d’en haut, commença à être diffusée sur la chaîne Radio-Canada. Ce fut une véritable révolution, les épisodes étaient entièrement joués en joual. On demandait aux comédien.nes qui avaient travaillé leur accent français toute leur vie de tout lâcher pour faire partie du casting 4 La série connut un succès fou. Puis Michel Tremblay fit jouer sa nouvelle pièce Les belles-soeurs, aussi en joual 5, autre étape clef de cette révolution culturelle, le joual dans les théâtres de l’intelligentsia québécoise.

C’était la réhabilitation du parler joual dans la culture québécoise. Les médias québécois ont totalement déconstruit leurs modes de fonctionnement pour se re-approprier leurs accents, leurs exclamations, leur vocabulaire. Évidemment, je ne parle ici que de l’exemple du français-québécois, mais on n’oublie pas le français-acadien pour la région de l’Acadie / le français terre-neuvien pour la région Terre-Neuve qui ont d’autres histoires.

Pour en finir avec la glottophobie

Cet exemple québécois nous fait rêver d’une révolution culturelle en France, que la glottophobie 6 cesse une bonne fois pour toutes, et qu’on accueille toutes ces façons de parler le français. Pour ma part, je prends beaucoup de plaisir à voyager en France / en Belgique / en Suisse / au Québec, pour entendre comment les gens parlent, comment le vocabulaire évolue suivant les régions, quels usages chacun.e fait des mots et comment ielles les utilisent dans leur manière de parler le français. Si l’on veut que le français reste une langue vivante, il faut embrasser toutes les possibilités de la faire vivre, c’est une question d’inclusion des personnes francophones à l’échelle nationale et internationale. On pense aussi au travail d’Aya Nakamura, qui écrit avec un français pluriel, composé, qu’elle semble créer, et qui pourtant est plus qu’attendu dans le paysage médiatique actuel. 7 Il y a toute une partie du public francophone qui ne se retrouve pas dans la façon de s’exprimer des chanteur.se.s, et qui se sont enfin sentis représenté.e.s par les chansons d’Aya Nakamura. 

En mettant fin à l’hégémonie de l’accent parisien, cela permettrait aussi à la France de laisser respirer ses langues régionales, les deux questions étant intimement liées. Ce recentrement vers l’accent parisien venant de choix politiques anciens pour n’avoir qu’une seule langue. Cela a commencé par l’Ordonnance de Villers-Côterets au XVIe siècle 8 et continue encore aujourd’hui avec la France qui ne ratifie pas la Charte Européenne des langues régionales ou minoritaires 9. D’autres étapes intermédiaires eurent lieu pendant la Révolution Française, les différentes révolutions industrielles, au sein de la politique des différentes colonies françaises. 

Mais au final, qu’est ce qu’un accent, si ce n’est l’empreinte sur une langue qu’on apprend, de notre langue originelle ? Nos accents régionaux ne sont que cet écho de nos langues régionales que l’on appose sur notre manière de parler le français. Les accents des personnes ayant le français pour deuxième langue, ne sont que révélateurs de la richesse que ces personnes parlent une autre langue.  

En renouant avec nos langues régionales, qui sont un patrimoine et une richesse plus qu’essentielles pour comprendre d’où l’on vient, on laisserait probablement vivre nos accents et les différentes façons de parler le français, en faire une langue pour toustes, ouverte et accueillante. 

Lucie Manzano

Et un grand merci à Nikola Todorovic, le meilleur Stéphane Bern montréalais

  1. https://www.franceculture.fr/sociologie/glottophobie-comment-le-francais-sans-accent-est-devenu-la-norme
  2. https://youtu.be/fpoaodwmkJc
  3. https://youtu.be/wxyRPGFUIBs La linguiste Anne-Marie Beaudouin-Bégin donne une définition précise du joual, ancrée dans le contexte socio-culturel des années 60
  4. https://youtu.be/OscMaom4ppQ Interview du comédien des Belles histoires des pays d’en haut, Gabriel Gascon – Vidéo à partir de 18:12
  5. https://youtu.be/jtlXJdYvh4s Extrait vidéo à partir de 8:02 pour entendre les 15 comédiennes jouer en joual
  6. Définition du terme par son créateur Philippe Blanchet “le mépris, la haine, l’agression, le rejet, l’exclusion, de personnes, discrimination négative effectivement ou prétendument fondés sur le fait de considérer incorrectes, inférieures, mauvaises certaines formes linguistiques (perçues comme des langues, des dialectes ou des usages de langues) usitées par ces personnes, en général en focalisant sur les formes linguistiques (et sans toujours avoir pleinement conscience de l’ampleur des effets produits sur les personnes)”
  7. https://www.binge.audio/podcast/programme-b/qui-etes-vous-aya-nakamura Podcast sur Aya Nakamura, extrait de 5:12 à 6:38 sur son travail linguistique dans ses chansons. Puis 7:54 à 8:35
  8. https://fr.wikipedia.org/wiki/Ordonnance_de_Villers-Cotter%C3%AAts Ordonnance qui a choisi la langue d’oil sur les autres langues, comme étant la seule et unique langue officielle française
  9. https://www.coe.int/fr/web/european-charter-regional-or-minority-languages/the-objectives-of-the-charter-