Un peu de recul

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Ode au langage inclusif

Le 23 février 2021, une soixantaine de député·es LR et LREM ont déposé à l’Assemblée Nationale une proposition de loi visant à interdire « l’usage de l’écriture inclusive pour les personnes morales en charge d’une mission de service public ». Mais pourquoi tant de haine ?

Le confort du cerveau humain

La première fois que j’ai entendu la chanson « Call me maybe », je l’ai trouvé insupportable. Les années ont passé, je l’ai malgré moi entendue à moult reprises, et aujourd’hui si elle passe en soirée (aaah les soirées…), je suis l’une des premières à sauter sur la piste de danse pour me déhancher et mimer un téléphone avec ma main (on ne se moque pas, je sais que vous aussi).

La première fois que j’ai entendu le mot « autrice », c’était dans la bouche de ma copine Anaïs, qui écrivait à l’époque une BD. Ma réaction fut immédiate : « Autrice ? C’est moche comme mot ! ». Anaïs m’a aussitôt reprise « Mais enfin, pas du tout ! Figure-toi que c’était le terme correct pour appeler les femmes écrivaine jusqu’à ce que des messieurs du XVIIème siècle décident de le supprimer du dictionnaire. » J’eu immédiatement honte de ma réaction primaire, et après un court temps d’adaptation, le mot « autrice » rentrait dans mon langage courant. Il me semble tout à fait normal aujourd’hui de l’utiliser et sa sonorité m’apparaît des plus agréables. Mais pourquoi une telle réaction à la première écoute ? Venant de moi, la féministe convaincue ?!

À cause de mon cerveau. De nos cerveaux, pas uniquement le mien ! Le cerveau humain n’aime pas le changement, cela lui demande des efforts et il préfère largement rester dans sa zone de confort. C’est pour cela que changer ses petites habitudes ou prendre une décision qui aboutirait sur un gros bouleversement dans notre quotidien peuvent sembler aussi difficiles. D’après le chercheur en neurosciences Gerhard Roth : « Lorsque nous apprenons quelque chose pour la première fois, cette information est transmise au cortex cérébral. Après plusieurs répétitions, le comportement en question devient une routine. {…} Remplacer une vieille habitude par une nouvelle est donc l’une des choses les plus difficiles à faire. {…} D’un point de vue neurobiologique, cette mesure est non seulement utile, mais nécessaire à la survie. » 1

J’en arrive enfin au sujet de cet article : le langage inclusif. Comme démontré précédemment, il est tout à fait possible que la première réaction face à ce nouveau langage soit de ne pas l’accepter. Ce sont nos cerveaux qui n’aiment pas l’idée de bouleverser un savoir appris et intégré depuis longtemps, et pour certain·es, trèèès longtemps. J’imagine bien qu’à 77 ans (chiffre pris au hasard), il n’est pas aisé d’imaginer changer sa façon de s’exprimer ! Mais allons-nous laisser nos cerveaux dicter nos vies ? Ou sommes-nous des êtres capables de penser au-delà de nos croyances intégrées et de nous remettre en question pour avancer avec notre temps ? J’aime à croire en cette seconde option !

Le langage inclusif : pourquoi ?

Mais pourquoi le langage inclusif me demanderez-vous ? C’est vrai, après tout, nous nous en sortons très bien comme cela depuis des décennies, pourquoi ce soudain engouement pour un nouveau langage ? Est-ce une mode, utilisée par les jeunes pour se rendre intéressant·es ? Une lubie des féministes ? Elles ont le droit de vote et à l’avortement, pourquoi est-ce qu’elles viennent nous enquiquiner avec ces conneries ?!

Eh bien car ce ne sont pas des conneries justement. Le langage, c’est politique. La preuve avec la chercheuse en linguistique Maria Candea qui en parle dans une excellente interview de la revue Ballast : « {…} il y a eu plusieurs vagues de masculinisation du français fondée sur des raisons politiques et profondément sexistes, raisons souvent contestées et parfaitement réversibles. {…} Ce mythe du masculin comme neutre, qui l’emporterait donc sur le féminin, a émergé au XVIIe siècle. C’est une invention ; contrairement à l’allemand ou à l’anglais par exemple, il n’y a pas de neutre en français. Au moment de cette réforme, à l’âge classique, il y avait des règles concurrentes, beaucoup de variations, et cette règle du « masculin l’emporte » a mis beaucoup de temps à s’imposer.» 2. Pour résumer, ils auraient pu choisir un autre modèle, comme l’accord de proximité, mais ce que beaucoup considèrent aujourd’hui comme une règle non-négociable découle du très fort sexisme des décisionnaires de l’époque.

J’utilise le langage inclusif depuis plusieurs années, à l’oral et à l’écrit, le plus souvent possible. Parfois non car je vous le concède, ce n’est pas toujours facile : la réflexion que demande son utilisation les premiers temps et le fait d’assumer le regard des autres sur ce sujet ne sont pas toujours évidents. Donc parfois, j’ai la flemme. Mais ce langage n’existe pas nécessairement pour être pérennisé et contrairement à ce que peuvent en dire ses détracteur·trices, les féministes ne se battent pas pour qu’il soit rendu obligatoire à l’école. Nous savons bien que pour certains enfants, l’apprentissage de la langue française est déjà suffisamment compliqué, nous n’avons pas vocation à la rendre encore plus difficile, élitiste.

Car c’est de cela que nous sommes taxées, d’élitisme. L’intérêt du langage inclusif réside dans le fait qu’il met en lumière un manquement, à savoir la représentation de toute personne ne s’identifiant pas comme un homme, les femmes mais aussi les personnes non-binaires (qui ne s’identifient ni comme homme ni comme femme) qui sont très concernées par la question. Je m’en rends compte maintenant qu’il fait partie de mes habitudes, lorsque quelqu’un parle d’un groupe de personnes et masculinise ce groupe, je me demande toujours s’il n’y avait que des hommes, ou si d’autres personnes faisaient partie de l’histoire. Lorsqu’on parle d’un groupe dont je fais partie au masculin, je me sens immédiatement invisibilisée. Ce n’est pas une sensation agréable. Aucune personne ne devrait ressentir cela. Pourtant, c’est ce que nous infligeons à toutes les petites filles de France lorsque nous leur apprenons que « le masculin l’emporte sur le féminin ». L’emporte ! Nous leur disons littéralement qu’elles ne font pas le poids, qu’elles peuvent être des dizaines, centaines, milliers, un seul homme l’emportera toujours sur elles-toutes, rendez-vous compte !

Chère Académie Française

Il en va de même avec la féminisation des noms de métier. Il paraît naturel de parler d’une caissière ou d’une infirmière, mais dès que nous atteignons les hautes sphères, cela paraît impensable ! Madame le Directeur pour les grandes entreprises, ou Madame le Ministre, ces postes ont si rarement été occupés par des femmes dans le passé qu’on ne prenait même pas la peine de les féminiser. Pire, nombreux sont ceux qui se sont battus contre ! Je garderai le masculin sur cette dernière phrase, car ils sont majoritairement des hommes : je veux parler des membres de l’Académie Française bien sûr !

Cette institution officialisée en 1635 par Richelieu compte en ce début d’année 2021 trente-cinq membres, dont 29 hommes, ayant pour en moyenne 77 ans (tiens, pas tant au hasard ce chiffre finalement.) Elle fait office de référence en ce qui concerne la langue française, mais d’après Maria Candea « on pense spontanément que l’Académie française est légitime à parler de langue française, alors que c’est vraiment une position usurpée. Il n’y a aucun linguiste parmi eux ! ». Pourtant ce sont eux qui s’opposent à l’utilisation des noms de métier féminins depuis les années 80. C’est d’ailleurs en 1980 que l’académicien Pierre Gaxotte disait « « Si on élisait une femme à l’Académie, on finirait par élire un nègre. » Ambiance…

Pour revenir au supposé élitisme du langage inclusif, Maria Candea nous rappelle que « la tradition de l’Académie française a toujours été de choisir les variantes les plus difficiles. C’était un choix nettement politique et élitiste ; il s’agissait de choisir les variantes les plus éloignées de l’écriture « des ignorants et des simples femmes », qui avaient très peu accès à l’éducation scolaire et qui écrivaient de manière plus proche de la prononciation. »

A contrario, avec le langage inclusif, nous souhaitons nous éloigner de l’élitisme pour justement inclure tout le monde ! Et si certain·es trouvent cela trop complexe, nous sommes ouvert·es à toutes les propositions. Car c’est la beauté de la langue, elle évolue avec son temps, elle s’adapte à ses usager·es et non le contraire. L’Académie a beau freiner des quatre fers, l’usage primera toujours sur la théorie. Et n’est-ce pas excitant tous ces mots à inventer ? Il n’y a pas un langage inclusif, mais plusieurs, et chacun·e se l’approprie selon ses propres modalités. Le point médian, l’accord de proximité, l’emploi de mots épicènes (qui ne sont pas marqués par le genre grammatical), il y a tant de façon d’inclure tout le monde dans son utilisation de la langue, et tant reste encore à créer ! J’écoute des podcasts féministes, et beaucoup de leurs autrices utilisent de nouveaux mots, comme auditeurices (pour auditeurs et auditrices), elleux (pour elles et eux), iels (pour ils et elles), etc. Ils peuvent sembler barbares pour l’oreille novice, mais avec un peu de bonne volonté, je vous assure que tout le monde peut s’y habituer.

Le langage inclusif : et pourquoi pas ?

Alors pourquoi le langage inclusif suscite-t-il autant de débat ? Pourquoi des député·es ont-iels déposé un projet de loi visant à l’interdire dans le service public ? J’aime à croire que cela est bon signe. Rien de tel qu’une révolution libératrice pour déchaîner la fureur des conservateurices (oui j’ai osé !). Le sujet ne fait pas l’unanimité, mais il a le mérite de faire débat et d’être ainsi amené sur le devant de la scène. Nous sommes de plus en plus nombreu·x·ses à vouloir l’intégrer dans nos quotidiens et si on ne peut ni ne veut l’imposer à tout le monde – cela serait contraire à nos principes – laissons au moins la liberté à ses adeptes de l’utiliser. Merci bonsoir !

Alice Murillo

  1. Ruth Jahn. “Le cerveau adore les habitudes !”. Sanitas (consulté le 10/04/2021) https://www.sanitas.com/fr/magazine/vivre-ensemble-aujourd-hui/le-cerveau-adore-les-habitudes.html

2. Maria Candea : “Le langage est politique.” Revue Ballast, 8 Septembre 2017 (consulté le 10/04/2021) https://www.sanitas.com/fr/magazine/vivre-ensemble-aujourd-hui/le-cerveau-adore-les-habitudes.html